D'abord, je suis désolé pour tous ceux qui m'ont écrit depuis 2012. Je n'ai pas consulté mon blogue ou regardé mes courriels à cette adresse depuis au moins 5 ans. Désolé si je n'ai pas répondu.
Voilà déjà 8 ans que j’ai commencé la testostérone. Je me souviens encore comment j’ai attendu ce moment. Comment chaque journée d’attente, chaque refus, chaque déception ne faisait qu’augmenter ma détermination à avoir cette foutue prescription. Je ne pouvais pas encore dire comment, mais je savais que la testostérone allait changer ma vie. Chaque seconde de libre que j’avais dans mon horaire d’étudiant était consacrée à regarder des timeline de transition sur Internet, à écouter des voix modifiées par la testostérone après 1 mois, 2 mois, 3 mois, 6 mois, 1 an… Quand je me suis inscrit sur un forum, il y avait un gars qui était hormoné depuis 3 ou 4 ans, je ne sais plus. J’avais tellement hâte d’être rendu à la même place. Je me suis souvent demandé comment j’allais voir la vie après plusieurs années de testostérone, comme lui…
Je me rappelle encore de ma première injection, en plein milieu de l’effervescence des jeux de Vancouver. J’avais reçu ma prescription à Montréal le mercredi, et la première chose que j’ai faite en arrivant chez moi le jeudi a été de me rendre à la pharmacie, puis de faire mon injection juste avant de me rendre à mon cours de biologie au cégep. Je me souviens avoir eu de la difficulté à aspirer l’épais liquide, l’appréhension au moment de me piquer pour la première fois… Un geste qui 8 ans plus tard me paraît si banal, si anodin. Je n’oublierai jamais cette journée. Je pense que je vais me souvenir toute ma vie que ce jour-là, dans mon cours de biologie, nous avons fait une expérience sur le clonage des violettes africaines.
Dès la première journée, j’étais à l’affut de tous les mini changements. J’avais mal à la gorge, ça devait être la testo! Mes parties intimes étaient plus sensible, ça devait être la testo! J’avais les hormones dans le plafond en voyant les numéros de Tessa Virtue aux jeux olympiques, ça devait être la testo! Avec le recul, je me trouve bien stupide, parce que je ne crois pas que la testostérone peut faire des miracles en 24 heures. Je me rappelle les heures passées devant le miroir à scruter le moindre détail, le moindre changement. Je me disais que j’allais prendre des photos à tous les mois pour voir la différence, mais je crois que j’en prenais toutes les semaines. La transition prenait toute la place. Je ne parlais que de ça. « Je crois que j’ai un poil de barbe ce matin! » « As-tu vu, on dirait que mes coudes sont plus carrés! » « Au téléphone, quelqu’un m’a pris pour mon frère! » Je me comparais avec toutes les timeline que j’avais regardé avant. Est-ce que j’avais autant de poil que ce gars là? Est-ce que ma voix était aussi grave?
Chaque journée d’injection était comme un rituel. Je me faisais un point d’honneur d’aller documenter tous les changements à mesure qu’ils arrivaient. J’écrivais sur des forums. Sur mon blogue. J’attendais qu’on me laisse un petit commentaire. J’avais hâte d’être le grand, celui qu’on admire parce qu’il est tellement avancé dans sa transition, parce que ça ne paraît même pas qu’il était une fille avant.
Presque toutes mes interactions en dehors de ma famille étaient avec des personnes trans. Je correspondais tous les jours avec des personnes trans, que ce soit par courriel, par des forums, ou plus tard, par Facebook. Je ne sortais jamais de ce monde là. Mais avec qui d’autre est-ce que je pouvais partager mes victoires? J’avais l’impression que tout le monde autour se fichait des changements apportés par les hormones, des étapes de mon changement de nom ou des démarches pour obtenir les chirurgies. Je crois que me famille était fatiguée d’en entendre parler. Mes amis étaient à une autre étape, à l’université. Je n’avais même pas eu le courage de dire à mes collègues d’école que je commençais une transition. La communauté trans me faisait sentir important, apprécié. J’avais l’impression d’être utile pour les autres et d’enfin parler avec des gens qui me comprenaient. Je serai toujours reconnaissant d’avoir eu la communauté dans ces moments là.
Mais un moment donné, l’eau a coulé sous les ponts. Les semaines, les mois, les années ont passé. Je suis arrivé à un moment où les chirurgies étaient faites. Les changements des hormones n’étaient plus aussi apparents et excitants. J’ai commencé l’université, je me suis fait des nouveaux amis, j’ai commencé à travailler. J’ai arrêté de documenter ma transition à toutes les semaines, ou même à tous les mois. On me demande depuis quand j’ai commencé la testo, je dois penser pour me souvenir. Au départ, je pouvais dire presque le nombre de jours exacts. On me demande quand j’ai eu ma phallo, je ne sais même plus. La question ne se pose plus pour moi, tout le monde assume que je suis cisgenre. Je suis juste un gars complètement anonyme dans le monde, et ça me plaît comme ça. Je suis retourné aux études. Tout le monde sait pour moi, mais tout le monde s’en fiche, évite le sujet. Ça me va comme ça. Presque personne au travail ne sait.
J’ai une barbe maintenant. Une voix d’homme, même si elle sonne des fois comme une voix d’adolescent. J’ai du poil sur le torse, des muscles bien plus développés qu’avant, même si je voudrais qu’ils le soient encore plus. J’ai du poil qui pousse dans le cou, le nez, les oreilles. Je pense au sexe tout le temps. Je n’ai plus de seins, plus d’utérus, d’ovaires… J’ai un pénis. Je vais dans les toilettes des hommes, les vestiaires des hommes, je fais pipi debout… Je n’ai plus aucune des limites qui me dérangeait tellement il y a 8 ans. J’ai commencé à me regarder dans le miroir. À me trouver beau sur des photos. À faire la pose devant le miroir pour regarder mes gros muscles.
Je raconte 10 fois par semaine la même histoire bidon pour expliquer la cicactrice que la phalloplastie a laissée sur mon bras. « J’étais jeune, je travaillais dans une épicerie, tu sais, dans les IGA, Provigo, Métro, ils ont un comptoir de poulet frit… Je travaillais là. Il y avait une grosse friteuse. Un idiot l’a trop remplie. Tu sais, quand l’huile est froide, ce n’est pas grave, mais quand elle chauffe, et bien, ça prend de l’expansion… Ça a débordé. L’huile revolait, et moi, gros idiot, au lieu de m’éloigner, j’ai essayé de fermer la valve qui était derrière la friteuse. L’huile bouillante m’a revolé dessus. Ça a fait très mal. Le reste après est flou, tu sais, l’adrénaline, la douleur… » On me demande à quel hôpital j’ai été traité. Des tas de gens me racontent les expériences de membres de leur famille qui ont vécu des histoires atroces de brûlures. Ils me racontent les visites à l’Hôtel Dieu à Montréal. Je n’ai jamais mis les pieds là-bas. Je reste évasif. « Ça fait tellement longtemps… »
Quand j’ai commencé la transition, je pensais que le fait d’être trans allait toujours occuper ma vie. Je ne comprenais pas ceux qui cherchaient à s’éloigner de la communauté. Je ne comprenais pas pourquoi c’était si difficile de trouver des témoignages de gens qui avaient terminé leur transition depuis longtemps. Je me disais que je continuerais toujours à m’impliquer, à aider. Mais comme ceux que je jugeais, je suis arrivé à un point où j’étais juste fatigué. Fatigué d’être trans. J’avais juste envie d’être moi.
Maintenant, que je révèle que je suis trans, on me dit tout le temps : « Ça ne paraît pas. » J’avais hâte de me faire dire ça. Maintenant, je suis juste fatigué. La valeur d’une transition, ça ne se mesure par au résultat final, à ton niveau sur l’échelle de virilité ou de féminité. L’important, c’est d’être bien avec soi-même. C’est quelque chose que j’ai beaucoup de mal à expliquer aux gens autour.
On parle beaucoup des personnes trans dans les médias, à la télé, sur Internet. Je vois passer un documentaire sur Internet et je ne jette même pas un œil. Mes proches et mes amis cisgenres sont souvent plus au courant de l’actualité trans que moi. J’avais commencé à participer à un groupe d’entraide pour les personnes trans, comme je vis maintenant dans une grande ville. J’aimais bien y aller. Mais je trouve ça lourd. Tous les problèmes, le fait de me replonger dans tout ça, de revivre mes insécurités…
C’est ça le problème. Parce que oui, la testostérone a changé ma vie, comme je le souhaitais. Je ne regrette rien. Mais les insécurités, elles ne sont pas parties. Je ne peux pas me raser la barbe sans voir une fille dans le miroir. Chaque fois que je vais me faire couper les cheveux, je revois la forme féminine de mon visage. Je vois mes hanches, mon bassin trop large dans le miroir. Je n’ai pas grandi, je suis encore petit. Tout ça, ça va me suivre toute ma vie. J’ai travaillé sur moi, sur ma confiance en moi… Mais il reste toujours quelque chose, une petite voix, qui remarque chaque petit détail qui va me trahir.
Mais malgré tout, je fais mon bout de chemin. J’oublie mes injections de temps en temps, parce que oui, s’il y a des insécurités, elles ne sont pas là tous les jours. Ce n’est rien par rapport à ce que je vivais avant. Parce qu’avant les hormones, j’avais peur de ne jamais être pris au sérieux. Je détestais le reflet que je voyais dans le miroir. J’étais incapable de parler à des étrangers. J’avais du mal à me faire des amis. J’envisageais être célibataire toute ma vie. Vivre une sexualité était impensable. Au final, je ne vivais pas.
Maintenant, je vis. C’est ça, après 8 ans, le principal changement que m’a apporté ma transition.
Je ne sais pas qui va lire ça, mais ça m’a fait du bien de l’écrire. Si quelqu’un me lit ce que je veux qu’on retienne, c’est que ça vaut la peine. Ça vaut la peine de faire tout le chemin, de trébucher un million de fois, de se faire fermer la porte au nez. Parce que quand tu trouves ta voie, que tu as un objectif, et que tu réussis à en venir à bout, tu te rends compte que tu peux accomplir l’impossible. Et ça, ça vaut pour la transition, mais aussi pour n’importe quoi d’autre dans la vie.
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